Face à l’adversité, les sept ethnies de Tartagal, dans l’extrême Nord de l’Argentine, organisent leur résistance. Leur outil? Une radio, La Voz Indígena. Par Jon Elizalde
La voix est monocorde et appliquée, calée sur des riffs de guitare électrique. Le nez sur les feuilles volantes qu’il a noircies toute la journée, face à Omar Guisano, le technicien, Luis Giménez, 34 ans, Guaraní (1), égrène au micro des dates de „leur” histoire, celle que l’on ne retrouve nulle part en Argentine – les dates des innombrables tueries, batailles, humiliations subies par les Indigènes depuis 500 ans. Le lendemain, avec deux amis animateurs (qui, comme les autres intervenants, ont suivi une formation radio d’au moins trois mois), Luis débattra, dans l’émission „Sin dueños ni patrones” („Sans propriétaires ni patrons”) du très intouchable héros de la patrie: le „libertador” San Martín. Pendant les deux heures que dure cette émission-phare, entre rires et musiques, on évoquera aussi les moyens légaux pour défendre ses droits (Constitution argentine à l’appui), pour „retrouver la dignité”.
Dénuement total. C’est que, ici à Tartagal, dans le Nord-Ouest argentin, la situation économique, sociale et culturelle n’est pas reluisante, loin s’en faut. Les 25 000 Indigènes (environ 30 pour cent des habitants de la ville) y vivent majoritairement en communautés, dans des maisons en pisé éparpillées dans une végétation luxuriante, et auxquelles on accède par des routes de terre défoncées. Là, „on maintient notre culture, notre mode de vie, tout en tentant de s’intégrer dans le monde parallèle de la société occidentale”, comme l’explique Ángel Suárez, „cacique” (chef) de la communauté wichi „El Cebilar”. Pas simple. Du travail? Il n’y en a pas – „15 pour cent d’entre nous ont un emploi, souvent précaire”. La santé? „C’est le plus urgent.” La mairie a bien construit, et même inauguré, un centre de soins à proximité mais... il n’a jamais ouvert ses portes. L’eau potable n’est pas encore arrivée jusque là, et il faut même cohabiter avec une station d’épuration à ciel ouvert, à 200 mètres de là. Les jours de grande chaleur (à Tartagal, le mercure tape parfois la barre des 50° C), l’odeur est invivable. „Et on pense que ça nous cause des maladies, surtout respiratoires.” Qu’en dit la presse locale? Rien justement, ou si peu. Ces thèmes-là, ces populations et leurs langues n’y ont aucune place. Pas étonnant donc que la naissance de La Voz Indígena, sur le 95.5 FM, ait été accueillie comme une bénédiction dans les faubourgs de Tartagal. „Enfin, on parle de nous pour autre chose que des protestations ou des faits divers”, se réjouit Ángel Suárez. C’était bien l’objectif de Leda Kantor quand elle a lancé en 2001, avec son ONG Aretede, une émission hebdomadaire dédiée aux cultures et langues indigènes, devenue radio à part entière en octobre 2008.
L’énergie de l’espoir. L’outil existe donc, mais sa précarité est immense. Illustration parmi tant d’autres, depuis début mars, l’émetteur „saute” au moins une fois par jour, coupant la transmission. Le financement est aléatoire et incertain. Surtout, le contexte social est lourd à gérer. „C’est très dur de tenir car la situation des Indigènes ici est terrible, se désole Leda. Problèmes de famille, de transport, d’emploi... Souvent, l’animateur est absent, simplement parce qu’il lui était impossible de venir. Les gars vont faire leurs interviews à vélo, consacrent du temps et de l’argent à la radio...” „Mais ça en vaut vraiment la peine, coupe le jeune Anibal Guisano. On sait qu’on est très écoutés dans les communautés, et ça nous remplit de fierté.” Voilà bien ce qui fait vivre la Voz Indígena: un enthousiasme, une énergie, une soif d’apprendre et de transmettre, une joie et un espoir qui forcent l’admiration. Qui poussent le wichi Rafael Brandoni et le guaraní Alfredo Linares à récolter auprès des anciens, dans un long travail de „récupération de la mémoire”, les contes et légendes des sept peuples. Qui assoient dans le petit studio chaque samedi le très vieux Frederico Nato – dans un improbable mélange de castillán et de wichi, il raconte, chante, joue. Qui amènent enfin le paisible Luis à supplier ses jeunes auditeurs à „se former, étudier, savoir”. Et à clore chacune de ses émissions par la même sentence, toujours: „Un peuple sans mémoire est condamné à la disparition.”
Jon Elizalde est reporter. Photos Jon ElizaldeL’une des sept ethnies indigènes de la région. Les autres étant: Wichi, Chorote, Tobas, Chané, Tapiete et Chulupi.
RADIOS ET TÉLÉS BIENTÔT DEMOCRATISÉES Aujourd’hui clandestine comme l’ensemble des radios associatives argentines (environ 150), la Voz Indígena pourrait passer prochainement du bon côté de la loi, et ainsi ne plus craindre pour son avenir. La seule condition: la mise en application de la loi 26.522, dite „Loi des médias”, objet de vifs débats depuis des années, cheval de bataille de la présidente „Cristina” (Fernández de Kirchner) depuis des mois. Il s’agit de rompre avec une règle adoptée il y a 30 ans par la dictature militaire. Aujourd’hui sans voix au chapitre, les radios et télés associatives à but non lucratif se verraient, grâce à cette nouvelle législation, octroyer un tiers de l’espace audiovisuel, jusqu’alors presque entièrement aux mains de deux empires industriels: les groupes Vila Manzano et surtout Clarín, proches de l’opposition au gouvernement, qui se partagent le gâteau. Oui, mais voilà: la loi, votée en octobre dernier, a été suspendue deux mois plus tard par une juge de Mendoza. Le gouvernement fédéral s’en est remis à la Cour suprême... Pas d’issue prévue avant plusieurs mois. JE
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