La reprise d’Edipresse par Tamedia a surpris par sa rapidité. Les nouvelles options seront-elles décidées seulement à Zurich? L’expert Roger Blum ne le souhaite pas, car les médias ne doivent pas répondre seulement à des critères de rendement pur. Propos recueillis par Christian Campiche
EDITO: Roger Blum, vous enseignez les sciences de la communication et des médias à l’Université de Berne et vous êtes un expert reconnu du monde de la presse. Le rachat d’Edipresse par Tamedia vous a-t-il surpris? Roger Blum: Oui. La surprise est venue de la rapidité avec laquelle ce rachat est intervenu. On savait que Tamedia voulait faire le pas. On savait aussi qu’Edipresse connaissait des difficultés financières et qu’il y avait la volonté de la famille Lamunière de chercher une solution. Mais je ne pensais pas que ce rachat allait survenir en 2009 déjà. D’autant qu’Edipresse avait d’autres possibilités.
Hersant? Hersant et Ringier. Je me suis toujours dit que Ringier pouvait être un partenaire logique, car les deux groupes ont déjà fait beaucoup de choses ensemble. Jacques Pilet, ancien rédacteur en chef du „Nouveau Quotidien”, est à la direction de Ringier. Je pense aussi au „Temps” qui est produit à la fois par Edipresse et Ringier.
Tamedia semble donc avoir eu des arguments décisifs. Lesquels, à votre avis? Il existe une convergence des mentalités sur un point essentiel. Comme Edipresse, Tamedia gère plusieurs quotidiens régionaux. Avec le „Tages Anzeiger”, il occupe aussi le créneau occupé par „Le Temps”, à savoir celui du journal de référence ou d’élite caractérisé par une diffusion suprarégionale. Une autre similitude est la fabrication de journaux gratuits. Quant à savoir si l’arrivée de Tamedia est un bien ou un mal pour Edipresse, tout dépendra des personnes. Tamedia serait bien inspirée de nommer des Romands aux fonctions importantes. Il faut respecter la mentalité, les intérêts régionaux.
Ce qu’a fait Ringier, en plaçant des Romands à la direction générale ... Ringier a respecté la mentalité romande, on le constate notamment avec „L’Hebdo”. Je le répète, Tamedia doit garantir que le contenu des médias romands soit dirigé par des Romands. Le journalisme en Suisse romande n’est certes pas calqué sur la presse en France, mais il ne se distingue pas moins du journalisme alémanique. Par exemple, les commentaires et analyses des journaux télévisés y sont confiés à des membres de la rédaction. En Suisse alémanique, c’est rarement le cas. Cet exercice est confié à des experts extérieurs. Une autre différence est le journalisme de boulevard. Pratiqué en Suisse alémanique sur les modèles autrichien et allemand, il est beaucoup plus discret en Suisse romande et quasiment inexistant au Tessin. Donc s’il est clair que la stratégie doit être nationale, les nouvelles options ne peuvent pas être décidées seulement à Zurich. Cela vaut tout autant pour les journaux de Berne, d’ailleurs. L’actualité à Thoune et Spiez doit rester autonome. Dans le grand monde de Tamedia, je crois que les meilleurs alliés de la Suisse romande seront les Bernois.
Vous croyez à la sincérité de Tamedia? Ce dont on a besoin, c’est de bâtisseurs de ponts. Chez Tamedia, le directeur général Martin Kall remplit ce rôle. Allemand, il a une épouse neuchâteloise. Ce mélange des cultures est bon. Une autre personne de cette trempe chez Tamedia est Iwan Rickenbacher, membre du Conseil d’administration. En tant qu’ancien secrétaire général du PDC, il a l’habitude de parler aux sections romandes.
On a pourtant donné à Martin Kall le surnom de kalashnikov parce qu’il est rompu à l’exercice de la restructuration et des suppressions de postes ... Martin Kall est un homme de chiffres. Si ces derniers ne suivent pas, il décide de fermer, comme dans le cas du magazine „Facts”. Cette publication était très intéressante, vivante, mais elle n’a pas atteint les objectifs fixés en termes publicitaires. Kall a décidé d’arrêter l’expérience, c’est dommage. Je comprends sa volonté de respecter les chiffres...
... mais? Mais les médias ont un autre rôle que de répondre à des critères de rendement pur. Ils ont une fonction de relais, de trait d’union destiné à aider le système politique à livrer les arguments et à garantir la discussion. Dans la mesure où il est impossible que les habitants de ce pays se réunissent tous lors d’une Landsgemeinde, les médias doivent permettre aux gens de contre-argumenter, de protester. Cela ne vaut pas seulement pour la Suisse, mais pour toutes les démocraties. Les médias sont un élixir pour la démocratie. Sans eux, celle-ci est en danger. La responsabilité des éditeurs est grande, ils doivent être conscients que les médias qu’ils dirigent ne sont pas des raviolis, un produit industriel que l’on consomme ou jette, mais un bien culturel. Dans la fabrication, peu de chose sépare un journal d’un frigidaire, mais le contenu est différent. Le frigo acheté au mois de juillet sera le même en décembre. En revanche, un journal change tous les jours.
Vous avez cité „Facts”. Le cas de „Cash”, publié par Ringier cette fois, est aussi tragique. Ce magazine économique d’excellente facture, critique, a disparu. On a l’impression que l’économie met l’information sous le boisseau. Les journaux n’ont pas toujours eu de rubrique économique. L’information économique était longtemps réservée aux experts. Puis les hebdomadaires, suivis des quotidiens, ont commencé à vulgariser l’économie. Ils ont apporté un style nerveux, pédagogique, accessible au consommateur. Du coup, ils ont noyé la rubrique économique traditionnelle qui devient superflue, un peu comme les Verts risquent de l’être en politique si les autres partis s’emparent de leurs arguments. Mais c’est juste, les journaux doivent avoir une fonction d’observateur critique vis-à-vis de l’économie comme de toutes les puissances de nos sociétés.
On trouve toujours un plus gros que soi. N’est-ce pas le sort qui attend Tamedia aussi? Demain, un groupe étranger ne va-t-il pas s’emparer de la presse helvétique? J’ai déjà vécu beaucoup de surprises, ce qui me rend prudent. Mais je constate que de nombreuses entreprises de presse, qu’elles soient allemandes, françaises, autrichiennes ou italiennes, sont déjà présentes en Suisse. Le gratuit „.ch” est ainsi financé par des investisseurs autrichiens. Mais nous sommes loin de la situation qui prévaut en Europe centrale et orientale où une majorité de médias sont aux mains d’éditeurs étrangers. En Suisse, les limites à cette tendance tiennent à la petitesse même du marché. Il n’est pas évident de faire des médias adaptés à la Suisse. Il faut des rédacteurs dans plusieurs villes. La publicité n’est pas assurée. Révélateur est le cas du „Spiegel” qui a étudié la possibilité d’une édition helvétique. Il a fait un numéro spécial avant de renoncer. L’édition helvétique du „Zeit” consacre deux pages à des sujets suisses. Ce journal a 8000 acheteurs en Suisse, il en convoite 10 000, mais je crois que cette expérience se terminera aussi par un échec. Quant à Springer, propriétaire du „Beobachter” et de „Bilanz”, il ne semble pas mûr pour lancer un quotidien. En Suisse romande, Hersant a laissé passé sa chance avec le rachat d’Edipresse. Son expansion est bloquée.
Hersant peut encore convoiter deux ou trois proies régionales, „La Liberté”, „Le Nouvelliste”... „La Liberté” n’est pas dans une situation très agréable, en effet, car elle est placée entre deux groupes très forts, Tamedia et la SSR où travaillent beaucoup de journalistes, des gens très influents. Ces deux dernières entités peuvent très bien s’accorder sur certains projets, définir une stratégie internet commune. Elle peuvent aussi influer sur les tarifs publicitaires, contraignant „La Liberté” à accepter des tarifs bradés. „La Liberté” pourrait alors être tentée de faire le pas et se rendre à Hersant.
Vous verriez vraiment cela? Oui, il est très important que „La Liberté” existe encore dans vingt ans, car elle est une voix importante dans le concert romand. Mieux vaut Hersant que disparaître.
Les articles doivent être des œuvres d’art
„la télé” (Vaud-Fribourg) sera-t-elle de taille à concurrencer la TSR? Non. Une télévision locale peut donner des informations et des programmes distrayants. Mais elle restera toujours complémentaire. Les gens sélectionnent, ils zappent sur les chaînes étrangères. „la télé” prendra certes une petite part du gâteau publicitaire, mais sans déranger la TSR dont les véritables concurrents sont les chaînes françaises. Le véritable défi pour la TSR, ce sont les programmes qui font de l’argent avec la qualité.
La qualité, il est temps que nous en parlions, en effet! Les éditeurs réaffirment sans arrêt qu’ils entendent garder la qualité tout en réduisant les postes de rédacteurs. C’est illusoire et faux. Comme si les médias s’étaient signalés jusqu’ici par une qualité au-dessus du lot! Les éditeurs présentent les synergies, les collaborations, comme des solutions à la crise mais on ne peut pas tout fusionner. On aura toujours besoin de journalistes compétents. Or seule la spécialisation garantit la qualité des textes. Les regroupements restent possibles dans le marketing, la publicité, la distribution, l’impression. Mais sur le plan rédactionnel, ce qui compte, c’est l’originalité et la diversité. Les articles doivent être des œuvres d’art.
D’autres modèles vont bientôt remplacer les journaux gratuits
Les recettes de la plupart des journaux dépendent de la publicité à plus de 60%. Combien de temps ce modèle tiendra-t-il encore? On peut changer le modèle dans deux directions même si celles-ci ne s’avèrent pas très réalistes. La première, ce sont les subventions étatiques. A deux reprises dans un passé relativement récent, le Parlement s’est prononcé à ce sujet, la première fois en 1986, la deuxième il y a quelques années, suite à une initiative constitutionnelle d’Andreas Gross. Chaque fois, les députés ont fini par dire non. On n’est jamais arrivé à une solution. La deuxième direction est la création d’une fondation. Dans cette hypothèse, les éditeurs inviteraient les personnes fortunées à soutenir une presse libre et forte dans l’esprit de la démocratie. Mais je ne suis pas sûr qu’ils veuillent le faire.
Pourquoi pas? La tendance à la presse gratuite, qu’il s’agisse des journaux ou des télévisions privées, ne milite pas en faveur d’une telle solution. Les gens ne sont pas d’accord de payer le prix réel d’un numéro de journal, soit 10 francs, encore moins l’abonnement à 1000 francs par année. Il est impossible de demander cela au lecteur. Or seuls l’Etat ou la fondation peuvent changer le modèle des recettes basées en grande partie sur la publicité.
Donc le modèle de la presse gratuite va continuer à prendre de l’ampleur. En Suisse, oui, car la presse gratuite n’a pas encore exploité toutes les zones de conquête. Elle peut encore intégrer d’autres régions dans sa stratégie de distribution. Dans d’autres pays, en revanche, les journaux gratuits sont déjà en crise. Cela signifie qu’ils ne sont peut-être pas les modèles pour le futur et qu’ils appartiendront à une époque. D’autres modèles pourraient bientôt les remplacer, l’Iphone en est un. L’important est surtout que les journalistes et les éditeurs martèlent l’argument suivant: l’information n’est pas gratuite, elle a son prix! Sans relâche, il faut balayer l’idée que l’information peut se recevoir sans que l’on doive la payer. C’est un travail continu qui nécessite de la ténacité dans l’argumentation. En effet, comment contredire les gens qui se demandent pourquoi ils devraient résister aux journaux gratuits alors qu’ils les ont sous la main? Pourquoi demander une facture si je peux lire mon journal sur internet?
Qui faut-il convaincre? D’abord les éditeurs. Ensuite les politiciens, la Poste, les responsables d’internet. A la fin, c’est au peuple de réagir, car le porte-monnaie lui appartient.
© EDITO 2009
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