En vendant ses principaux titres au géant alémanique Tamedia, Edipresse tourne définitivement une page d’histoire de la presse romande. A l’exception de quelques journaux régionaux, tous les grands quotidiens de Suisse romande ont désormais le regard tourné vers Zurich. Par Olivier Grivat
On sait aujourd’hui que les galaxies, les étoiles et les civilisations sont mortelles. Une entreprise, à plus forte raison, comme tout organisme vivant, naît, grandit, vit et meurt un jour, après avoir usé les multiples générations d’hommes qui lui ont consacré le meilleur de leurs forces et de leur savoir...” Dans le livre marquant les 75 ans de la société 24 heures en 1982, Marc Lamunière, le père fondateur d’Edipresse, exprimait-il une vision prémonitoire ? Si la holding Edipresse ne passe pas de vie à trépas en cédant ses titres suisses à l’éditeur du „Tages-Anzeiger”, cette vente en deux temps marque une mutation sans précédent pour des titres plus que centenaires, comme „24 heures”, l’héritière de „La Feuille d’Avis de Lausanne”, née en 1762, et „Le Matin”, lointain descendant de „L’Estafette”, présentée sur les fonds baptismaux en 1862.
Les précurseurs de „24 heures”. L’histoire d’Edipresse, c’est, comme l’écrit Marc Lamunière, l’œuvre de nombreuses générations d’hommes de presse. Bien avant l’arrivée en 1922 de Jaques Lamunière (réd.: il écrit son prénom sans „c”) au Conseil d’administration de „La Feuille d’Avis de Lausanne” et des Imprimeries Réunies, on trouve un certain David Duret, fils de boulanger qui lance en 1762 sa „Feuille d’Avis”, tirée à quelques centaines d’exemplaires. L’Imprimerie Corbaz fait son apparition en 1907 avec Jules Corbaz. Ce typographe est l’un des fondateurs de la Société de la Feuille d’Avis de Lausanne, qui publie aussi „Le Nouvelliste vaudois”, et dès 1912, la „Tribune de Lausanne”. Les Lamunière ne débarquent qu’en 1922 dans l’entreprise qui deviendra plus tard Edipresse sous le règne de Marc. Instituteur, employé de banque et enfin directeur de Publicitas, Jaques Lamunière est le descendant d’une famille huguenote de Bourgogne réfugiée à Genève au XVIIe siècle. Avec son ami Samuel Payot, directeur de la librairie éponyme, il se révélera efficace financier, donne une impulsion nouvelle aux affaires et collabore à de nombreuses organisations professionnelles. Président de l’Union romande de journaux, Jaques fait adopter des règles strictes pour assurer à la presse son indépendance et sa liberté.
„Un directeur de cirque.” Au décès de son père en 1952, Marc Lamunière reprend le flambeau. Ce juriste, né d’une mère russe originaire d’Odessa, est un homme de lettres et d’esprit. Ecrivain à succès sous le pseudonyme de Ken Wood („La Peau de Sharon”, publié en livre de poche), éditorialiste sous celui de Marc Lacaze, musicien (à la batterie) et peintre à ses heures, il touche à tout avec bonheur: „Je suis comme le directeur du cirque Knie: j’ai des dompteurs, des lions, des tigres, des éléphants, des clowns et des acrobates”, plaisante-t-il (à peine) dans l’un de ses discours de fin d’année toujours écoutés avec bonheur. Esprit fin à l’humour caustique, il a donné une dimension sociale et humaine à l’entreprise et su s’entourer de directeurs avisés: Marcel Pasche notamment a fait prospérer le „vaisseau amiral” „24 heures” jusqu’au lancement du „Nouveau Quotidien” (devenu „Le Temps” après la fusion avec le „Journal de Genève”), a revitaminé „Le Matin” avec un certain succès et trouvé des débouchés à l’étranger, en Espagne et au Portugal, grâce à ses relations personnelles. Un directeur général qui sortira de l’entreprise par la toute petite porte et dont les successeurs – Tibère Adler et Théo Bouchat – n’auront de cesse de défaire ce qu’il avait construit. Tibère Adler va commettre l’erreur fatale de se lancer seul à l’assaut des journaux gratuits avec „Le Matin bleu”.
La mort de „La Suisse” en 1994. Moins littéraire et moins proche des journalistes qu’il tient à une certaine distance – peut-être plus par timidité que par manque d’affinité –, Pierre Lamunière commence sa carrière dans l’entreprise familiale en menant une guerre sans merci à l’associé de son père au sein du groupe Lousonna. Terrassé, l’éditeur genevois Jean-Claude Nicole se verra contraint de saborder son journal „La Suisse” en 1994: „Je n’oublierai jamais ce combat meurtrier”, témoigne un banquier qui a assisté de près à cette „bataille de coqs”. Le marché suisse saturé, Pierre Lamunière va chercher alors le salut dans les pays de l’Est, où les deux grands éditeurs suisses Ringier et Edipresse se partagent les marchés, puis en Extrême-Orient, avec l’achat et le développement de la licence britannique Tatler (réd.: les mauvaises langues parlent d’„attrapes pub”) dans des pays comme la Chine, Hongkong, Singapour, Taïwan, les Philippines, etc. C’est ce secteur des magazines de luxe – avec le magazine économique „Bilan” – que Pierre Lamunière va conserver dans son giron après la fusion avec Tamedia. Pour le reste, l’argent obtenu des Zurichois va servir à verser leurs parts d’héritage à la sœur aînée, Martine, mariée au journaliste Jean-Claude Buffle, et au frère cadet, Jean-François, un graphiste de formation qui est aussi le patron des Editions Payot-Rivages et propriétaire viticole dans la vallée de la Loire. Père de deux filles et de deux garçons qui font actuellement leurs armes au sein d’Edipresse en Asie, Pierre Lamunière n’a pas l’impression de lâcher trop tôt (à 59 ans) la barre du navire familial: „Au contraire, je suis le capitaine qui ramène le bateau à bon port.” Juste avant la tempête? Esprit curieux de tout, il consacre ses loisirs aux sciences auxiliaires de l’histoire (héraldique et généalogie), publie deux livres sur ses ancêtres, sans renoncer à sa passion de toujours pour le cheval. Une quinzaine d’années plus tard, c’est un Thurgovien d’origine, Jean-Ulrich Martin Allenspach, qui reprend l’affaire pour 25 000 francs, puis la transmet à son fils Paul, qui décède en 1930.
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